Au Tchad, pour réussir en politique, il faut passer par la rébellion armée

Dans le cadre de notre campagne pour la démocratie et les droits humains au Tchad, Tournons la Page et Agir ensemble pour les droits humains proposent une série d’articles visant à mieux comprendre les mécanismes d’accaparement du pouvoir par une oligarchie militaire, depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui. Le premier volet est consacré à l’armée, composante intrinsèque de la vie politique. Entretien avec le Dr Sali Bakari, enseignant-chercheur au département d’Histoire de l’Ecole normale supérieure de N’Djamena, spécialiste des questions de sécurité dans la région du lac Tchad.

 

  • 1) Depuis l’indépendance, le Tchad n’a compté qu’un seul président non militaire (Ngarta Tombalbaye). De 1975 à aujourd’hui, les chefs d’État suivants, le général Félix Malloum, Goukouni Oueddei, Hissène Habré, Idriss Déby, ont pris le pouvoir par les armes.

Comment, et à quel moment, l’armée est-elle devenue une composante intrinsèque à la vie politique du Tchad ?

Ngarta Tombalbaye a été le premier président à sortir l’armée de son rôle régalien. Cette dernière a vocation à assurer la défense de l’intégrité physique du territoire et la sécurité des biens et des personnes. Or, Ngarta Tombalbaye s’est servi de l’armée pour réprimer une manifestation en septembre 1963. Dès lors, l’armée tchadienne a cessé d’être une armée au service du peuple pour devenir un instrument de répression aux mains d’un président. Par la suite et par la conjonction d’un certain nombre de facteurs, une rébellion va naître en 1966 à Nyala au Soudan menée par le Front de libération nationale du Tchad (Frolinat)[1]. Quand le Frolinat arrivera au pouvoir en 1978[2], les militaires commenceront à exercer le pouvoir au Tchad.

Le Frolinat constitue ainsi un marqueur important dans la constitution de l’armée nationale tchadienne car depuis cette période, les différents mouvements d’opposition armée successifs ont intégré l’armée. Aujourd’hui encore cela continue, comme en témoigne le pré-dialogue national à Doha[3] avec ce nombre pléthorique de politico-militaires à la table des négociations qui posent comme conditions, la réintégration de ses rebelles dans l’armée nationale tchadienne.

Et cette armée nationale tchadienne a joué et joue un rôle important dans la vie politique tchadienne, marquée par l’avènement successif de rébellions et de répressions.  On peut dire que cette vie politique est prise en otage par les hommes en treillis. Si dans d’autres pays, pour réussir en politique il faut passer par la prison, au Tchad pour réussir en politique, il faut passer par la rébellion armée.

  • 2) Comment se caractérisent au Tchad ces liens entre pouvoir civil et militaire ?

Les militaires ont investi le pouvoir civil à tous les niveaux, à commencer par la magistrature suprême. C’est sous le régime du président Déby que ce phénomène a pris de l’ampleur, même s’il existait bien avant lui. Aujourd’hui encore, le Tchad est dirigé par un Conseil militaire de transition constitué de 15 militaires.

Si aujourd’hui vous faites une radioscopie de l’administration tchadienne, vous vous rendrez compte qu’il y a un nombre important de ministres, de gouverneurs, de préfets, d’hommes à des postes stratégiques issus des rangs de l’armée, en particulier des généraux. Cela traduit bien l’influence des militaires dans la gestion de l’État tchadien. Rappelons qu’un militaire n’est pas fait pour administrer. Ce rôle revient normalement aux personnes qui sortent de l’Ecole normale d’administration.

  • 3) L’armée tchadienne est souvent dépeinte comme une armée à double vitesse, où l’on distingue la Direction générale de service de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE) de l’armée régulière. La première est mieux équipée, mieux formée et rémunérée que la seconde. Pourquoi ce déséquilibre ? Quelles en sont les conséquences ?

 Avec une approche historique, on se rend compte que le phénomène est ancien. Le président tchadien Tombalbaye avait créé, au sein de l’armée régulière, la Compagnie tchadienne de sécurité, en charge de sa sécurité. Cet organe était composé essentiellement de militaires originaires du Sud. Le même phénomène va se poursuivre avec le président Habré et l’instauration de la sécurité présidentielle, qui deviendra la garde présidentielle, composée essentiellement de membres de sa communauté. Le président Déby va mettre en place la DGSSIE pour la sécurisation des institutions de l’État. La DGSSIE et l’armée régulière ont les mêmes missions, à la seule différence que la première a des missions spéciales, qu’elle est mieux formée, mieux rémunérée, mieux équipée. Les éléments constitutifs de la DGSSIE viennent de l’armée nationale tchadienne régulière. Ce ne sont pas des soldats qui viennent d’ailleurs.

Évidemment cela ne peut que produire des ressentiments au sein de l’armée. Les officiers de l’armée ont leurs astuces ont leur stratégie pour gérer tout ceci. Jusqu’à présent il n’y a pas de conséquence manifeste de ses ressentiments.

  • 4) Les ressources financières issues de l’exploitation et la commercialisation du pétrole ont grandement été attribuées au budget de l’armée qui absorbe jusqu’à 40% du budget de l’État. Que révèle, selon vous, cet arbitrage financier ? Et quelles en sont les conséquences sur le plan sociétal ?

Cet arbitrage financier traduit la logique dans laquelle les autorités chargées de la gestion de l’État se sont inscrites : faut-il sécuriser le régime ou bien développer le pays ? La réponse de ceux qui sont au pouvoir depuis les années 80, et même bien avant, ont répondu qu’il fallait défendre le régime.

Et Les gens qui prennent le pouvoir par les armes défendent ce pouvoir par les armes. Cela devient un élément central dans la logique d’exercice du pouvoir et de préservation du pouvoir et cela passe par un renforcement du dispositif et potentiel militaire.  L’exploitation et la commercialisation du pétrole depuis 2003 ont ainsi été tournées vers l’achat des armes et de munitions, vers le renforcement du dispositif militaire. Tout le monde est conscient que c’est une armée budgétivore car l’État consacre 30 à 35% du budget.

Cela a forcément des impacts sur les autres aspects de développement notamment sur les infrastructures, la construction des écoles, des hôpitaux, des centres de santé. Les conséquences sont désastreuses. Le taux de malnutrition est l’un des plus élevés d’Afrique, le taux de mortalité infantile est très élevé. C’est l’un des pays où les femmes meurent en donnant naissance. Le système éducatif est en deçà des normes standards. Il y a, en plus, une confiscation des libertés fondamentales. Avec le conseil militaire de transition, cela a un peu changé car on a autorisé les membres de la société civile de manifester à deux reprises. Ce n’est pas la démocratie au sens vrai du terme. Il y a cette dimension militariste dans la gestion de l’État qui fait que les choses ne marchent pas comme elles devraient fonctionner dans une démocratie.

  • 5) Le régime Déby s’est-il appuyé sur les paradoxes de l’armée pour préserver sa survie ? Par exemples, elle est le garant de la stabilité d’un régime mais souffre de la méfiance du régime. Elle joue un rôle de « vitrine » à l’international tout en ayant la réputation d’être corrompue, indisciplinée, et jouissant d’une impunité.

Oui effectivement le régime s’appuie sur ces contradictions, sur ces limites pour préserver sa survie mais aussi pour gérer de manière quotidienne à court et à moyen terme.

Le régime s’appuie sur l’armée et en même temps, il se méfie d’elle parce qu’il y a la dimension clanique, qu’il ne faut pas sous-estimer. Il n’y a pas un projet de société, pas de programme politique. Il ne s’agit que des mouvements d’opposition armés qui se sont créés dans le but de conquérir le pouvoir. Dès qu’ils y arrivent, ils s’allient à d’autres clans et puis ils gèrent le pays. Rien ne dit qu’une communauté ou un clan allié partira en rébellion. C’est la raison pour laquelle l’armée est une composante essentielle du pouvoir mais en même temps certains éléments de l’armée sont un danger pour le même pouvoir.

Sur le plan de ses engagements extérieurs, l’armée tchadienne a toujours produit des résultats sur le terrain que ce soit en Afrique centrale ou en Afrique de l’Ouest. Voilà une armée qui va en dehors de ses frontières au nom des idéaux de la paix, au nom de la démocratie, mais cette même armée n’arrive pas à appliquer ces mêmes idéaux dans ses frontières nationales. Ça c’est quand même paradoxal.

  • 6) Pourquoi en dépit des annonces, Idriss Déby a-t-il échoué à en faire une armée nationale, méritocratique et représentative de la diversité régionale et ethnique ?

Premièrement, au Tchad, la guerre est à la fois cyclique et permanente. Il n’est pas facile de réformer l’armée quand cette même armée est engagée dans la guerre. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui elle n’est pas représentative. Elle a, en son sein, un nombre pléthorique de généraux issus de quelques communautés, de quelques identités. Deuxièmement, sous Déby la gestion de l’armée est un peu « particulière ».  Cette diversité fait partie de la stratégie de survie du pouvoir Déby.

Il ne faut pas perdre de vue la dimension communautaire du pays.  Ce sont les identités qui font la guerre, et qui sont aux commandes de cette armée. Comme disent les spécialistes de la polémologie.  Au Tchad, l’État fait la guerre mais la guerre n’a pas fait l’État. Cela veut dire quoi ? Pour moi, cela veut dire que ce sont les communautés, les identités qui ont fait la guerre au nom de l’État. Cela veut dire quoi ? Une fois arrivées au sommet de l’État, ces identités ont détruit l’État, elles se sont consolidées au détriment des normes républicaines, au détriment du peuple tchadien.

  • 7) Le Tchad s’est positionné comme un acteur incontournable de la sous-région dans la lutte contre le djihadisme au Sahel, avec un succès militaire certain. Quels avantages Idriss Déby a-t-il tiré de cette diplomatie militaire ?

Il y a plusieurs avantages. Le président Deby est devenu fréquentable. Il n’était pas trop dérangé sur la gouvernance, il n’était pas trop dérangé non plus sur les questions des droits humains, des libertés fondamentales. Autre avantage important, cela a permis au président Déby de se remettre sur le devant de la scène internationale en devenant incontournable dans la lutte antiterroriste. Il est devenu un personnage important du dispositif mondial de la lutte antiterroristes dans sa version africaine.

Il y a aussi des retombées financières parce que le contingent de l’armée nationale tchadienne engagé dans la lutte contre le terrorisme a reçu du matériel militaire, l’appui d’instructeurs militaires occidentaux américains ou français.  La rue tchadienne ne comprend pas ce rapport que l’Occident entretient avec les États africains. Au nom de la lutte contre le terrorisme, l’Occident ferme les yeux sur la gestion de l’État, alors que le même Occident est là pour dire du matin au soir « démocratie, démocratie, droits humains, droits humains ».

  • 8) De leur côté, la France et les États-Unis n’ont-ils pas, au nom de la lutte contre le djihadisme dans la région, fermé les yeux sur les dysfonctionnements de cette armée marquée par les exactions, les violations des droits de l’homme, la corruption ?

Les militaires vous diront « c’est la réalité qui commande et pas les règles ». Mais tout ceci n’est que des esquives pour ne pas assumer ses responsabilités. L’armée nationale tchadienne depuis l’indépendance a signé avec la France des accords opérationnels, techniques, d’assistance. L’armée française a toujours été aux côtés de l’armée tchadienne au regard des différentes interventions militaires depuis l’opération Epervier[4] jusqu’à plus récemment Barkhane[5]. On a comme l’impression que dans cette relation entre le Tchad et l’Occident, le pacte sécuritaire prime et non pas social. À partir du moment où l’État tchadien réalise le travail dans la lutte anti-terroriste, on ferme les yeux sur tous les aspects de sa gestion.

Il y a une obsession des Occidentaux dans la paix et la sécurité. Mais pour le peuple, la priorité est l’application d’un pacte social sur lequel on met en avant la qualité des écoles, de la santé, des infrastructures, des hôpitaux, des routes, la résolution de la problématique énergétique…

  • 9) Le 20 avril 2021, Mahamat Déby, également issu des rangs de l’armée, prend le pouvoir et installe un Conseil militaire de transition, composé de hauts gradés proches de son père. Ce mode de gouvernance et ce choix sémantique ne laissent-ils pas présager une continuité d’une imbrication entre armée et pouvoir civil ?

C’est le même système qui continue avec de nouveaux acteurs, mais c’est la même logique qui continue. Jusqu’à maintenant l’impératif sécuritaire prédomine et c’est en son nom qu’on pense que le CMT doit exercer son pouvoir. Jusqu’à aujourd’hui, il avait parlé d’une période de 18 mois renouvelable. Tout porte à croire qu’on ira au-delà de ces 18 mois, fois deux. Dans les documents préparatoires du dialogue national inclusif qui auront lieu le 10 mai prochain, il n’y a pas de chronogramme.  Ce n’est pas la transition qui est importante mais c’est ce que l’on fait de cette transition qu’il est. Si l’on profite de cette périodicité pour parler de reconstruction du Tchad tout le monde est d’accord. Mais là, les problèmes sérieux ne sont pas débattus. Cette transition aurait dû être une occasion de reconstruire le Tchad du sol jusqu’au plafond. Avec un contrat social nouveau.

  • 10) Au-delà de la transition et du dialogue national, quels sont les défis à venir dans le domaine militaire ?

 Ce sont les mêmes défis qu’il y a au sein de la société tchadienne car cette armée est à l’image de la société tchadienne. Le Tchad aujourd’hui prépare le dialogue national inclusif le 10 mai, en ayant occulté la question identitaire qui est centrale car elle structure la société civile, l’armée, l’opposition. Il faut que les Tchadiens aient le courage de poser ces questions identitaires sur la table. Car ce sont les identités qui ont pris en otage le Tchad depuis l’avènement du Frolinat.

Je préconise une relecture de la crise politique tchadienne au prisme des identités guerrières. Il faut que la solution proposée intègre cette dimension dans le mécanisme des résolutions. Le défi de l’armée est de devenir nationale, représentative des différentes couches sociales et ethniques. Si ce n’est pas fait, le Tchad ne connaîtra jamais la paix.

[1] Mouvement armé créé le 22 juin 1966 au Soudan par Ibrahim Abatcha pour lutter contre le régime sudiste de Ngarta Tombalbaye, accusé de discriminer les populations musulmanes du Nord, du Centre et de l’Est.

[2] Après le départ en exil du Général Malloum, un Gouvernement d’Union nationale de transition est formé en 1978. Il regroupe 11 factions issues du Frolinat, des membres de l’armée tchadienne et des forces armées du Nord d’Hissène Habré. Goukouni Oueddei en devient le président et Hissène Habré le ministre de la Défense. 

[3] En prélude à un Dialogue national programmé en mai 2022 par les autorités tchadiennes de la transition, le pouvoir et les groupes armés se sont retrouvés à Doha au Qatar.

[4] L’opération Épervier a été déclenchée début février 1986 à l’initiative de la France après le franchissement, au nord du pays, par les forces armées libyennes. Celles-ci venaient soutenir Goukouni Oueddei, qui avait été renversé cinq ans pus tôt par Hissène Habré avec le soutien de la France et des États-Unis.

[5] En février 2019, à la demande d’Idriss Déby, l’armée française bombarde une colonne de rebelles tchadiens ayant quitté leur base arrière en Libye. L’opération fut menée avec des avions de combat appartenant à l’opération Barkhane.  

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