TRIBUNE – La ratification universelle de la Convention contre les disparitions forcées est urgente

« Lutter contre les disparitions forcées, c’est lutter contre l’impunité du temps qui passe » Louis Joinet

Alors qu’elles ont longtemps été principalement le fait de dictatures militaires, les disparitions forcées sont désormais une réalité mondiale qui n’épargne aucune région. Elles sont difficiles à évaluer mais le groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées a recensé, depuis sa création, en 1980, plus de 57 000 cas dans 108 pays.

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, des opérations de disparitions forcées de grande ampleur sont menées à répétition. L’une des régions les plus touchées est assurément l’Amérique latine : elle compte des dizaines de milliers de cas liés à des conflits armés internes, comme en Colombie, ou à la guerra sucia («guerre sale»), cette répression d’Etat menée, entre les années 60 et les années 80, par plusieurs dictatures de manière parfois coordonnée (comme dans le cadre de l’opération Condor avec l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, le Paraguay et l’Uruguay).

Sur cette période, on peut également relever les exemples du Cambodge, probablement l’un des plus lourds, de l’Irak, avec l’opération Anfal contre les Kurdes, de l’Algérie et du Liban lors de meurtrières guerres civiles, ou du conflit du Sahara occidental. En Europe, de nombreux cas de disparitions forcées sont à déplorer aussi dans le cadre de divers conflits, comme dans l’ancienne Yougoslavie, en Irlande du Nord, au Haut-Karabakh, dans la Fédération de Russie (notamment en Tchétchénie, en Ingouchie ou dans le Daghestan) ou encore en Espagne durant la dictature franquiste.

Angoisse et souffrance incommensurables pour les familles

L’actualité de ces dernières années et de ces derniers mois montre la persistance et l’intensification de la pratique des disparitions forcées.

En Chine, elle continue de toucher massivement certains groupes ou minorités, à l’exemple des Ouïghours, et les voix contestataires, comme à Hongkong. En Syrie, cette pratique s’est amplifiée avec le conflit actuel avec plus de 90 000 nouvelles disparitions forcées.

En Afrique, la lutte contre le terrorisme a souvent été le prétexte à la commission de disparitions forcées, comme au Kenya, en Egypte, au Cameroun ou au Maroc, de même que les crises dans un contexte électoral, comme au Burundi, au Gabon, à Djibouti, au Congo ou au Tchad.

En Europe aussi, les disparitions forcées sont, malheureusement, toujours d’actualité. Ainsi, plus de 1 300 cas sont à déplorer dans le cadre de la crise ukrainienne. Il en est de même en Turquie, dans le contexte de la campagne militaire contre le PKK et celui de la répression du coup d’Etat manqué de juillet 2016.

En Amérique latine, le cas des 43 étudiants disparus d’Ayotzinapa, au Mexique, n’est qu’un des milliers recensés dans ce pays ces dernières années. Au Guatemala, l’affaire Creompaz rappelle douloureusement le lourd tribut payé par la population en matière de disparitions forcées.

Ces disparitions sont la source d’une angoisse et d’une souffrance incommensurables pour les familles. Elles constituent aussi le paravent de multiples violations de droits humains dont la détention arbitraire et la torture. Malheureusement, les auteurs de ces crimes jouissent bien trop souvent d’une impunité, tandis que les victimes pâtissent d’un manque de protection du fait de l’absence d’instruments juridiques.

Seulement ratifiée par 62 Etats

Afin de lutter contre cette double injustice, diverses initiatives ont été prises. La plus importante est sans conteste la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée à l’ONU le 20 décembre 2006 et entrée en vigueur le 23 décembre 2010.

Cette Convention constitue une avancée très importante pour diverses raisons. Tout d’abord, elle est contraignante. Ensuite, elle énonce les droits à la vérité, à la justice et à la réparation pour les victimes. Enfin, elle a une dimension préventive, notamment en instituant un comité sur les disparitions forcées chargé du suivi de la mise en œuvre et du respect de la Convention par les Etats parties. Elle constitue donc un instrument juridique majeur pour la lutte contre les disparitions forcées, en faisant notamment obligation aux Etats parties d’agir au niveau national mais aussi de coopérer entre eux, tant pour faire respecter les droits des victimes que pour empêcher l’impunité des auteurs.

Elle souffre, cependant d’une importante limite : elle ne peut pleinement produire ses effets potentiels que dans un nombre relativement faible de pays car, à ce jour, elle n’a été ratifiée que par 62 Etats. Nous sommes donc encore loin de l’objectif de 150 ratifications d’ici 2022 fixé par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU. La situation est d’autant plus préoccupante que le cadre des disparitions tend à s’élargir : elles ont de plus en plus pour justification la lutte contre le crime organisé ou le terrorisme, ou bien sont en lien avec les migrations.

La ratification universelle de la Convention est donc une nécessité pour le renforcement des droits et protections des populations du monde entier, y compris des défenseurs des droits humains et de l’environnement, des journalistes et des mouvements sociaux.

Déjà très active dans la lutte contre les disparitions forcées, la France doit intensifier son action pour cette ratification universelle. En Europe, notamment. En effet, alors que l’objectif de promouvoir et défendre les droits humains irrigue les textes et les politiques de l’Union européenne, ses membres ne sont pas exemplaires à propos de la Convention : s’ils l’ont presque tous signée (24 Etats sur 27), à peine la moitié, 13, l’a ratifiée. C’est encore moins, 20 sur 47, pour les Etats membres du Conseil de l’Europe.

Dix ans après l’entrée en vigueur de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, sa ratification universelle est plus que jamais urgente !

 

Premiers signataires :

Nassera Dutour, Présidente de la Fédération Euro-Méditerranéenne contre les Disparitions Forcées et du Collectif des familles des Disparus en Algérie ; Rachid El Manouzi, Secrétaire général de l’Association des Parents et Amis des Disparus au Maroc ; Abdelhaq Kass, Président du Forum Marocain pour la Vérité et la Justice France ; Ayad Ahram, ancien Président de l’Association de défense des droits de l’Homme au Maroc ; Aline Pailler, Présidente de la Plateforme Solidarité avec le Peuple Sahraoui ; Mouhieddine Cherbib, Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie ; Aziz Ghali, Président de l’Association Marocaine des Droits Humains ; Abdeslam Omar Lahcen, Président de l’Association des Familles des Prisonniers et Disparus Sahraouis ; Adnan Bouchaib, Président de l’Association SOMOUD des familles de disparus enlevés par les groupes armés en Algérie ; Najem Sidi, Secrétaire général du Comité Action et Réflexion pour l’Avenir du Sahara Occidental ; Jamaa El Omari, Président de Solidarity Human Rights Lybia ; Boubker Largou, Président de l’Organisation Marocaine des Droits Humains ; Bernard Deglet, Amis du Peuple du Sahara Occidental ; Yasmin Altinizik, Agir Ensemble pour les Droits Humains à Djibouti ; Régis Essono, Secrétaire de l’Organisation pour les droits humains au Gabon ; Mahamat Zang Nezoune, Président de l’Amicale panafricaine ; Nathalie Zemo-Efoua, Présidente du Réseau Femme Lève-Toi ; Joel-Didier Engo, Président du Comité de libération des prisonniers politiques du Cameroun ; Jean-Elvis Ebang Ondo, Président de l’Association de Lutte contre les Crimes Rituels au Gabon ; Jean-Loup Schaal, Président de l’Association pour le Respect des Droits de l’Homme à Djibouti ; Fabien Cohen, Secrétaire général de France Amérique Latine ; Lise Bouzidi Vega, Secrétaire de Terre et Liberté pour Arauco-Wallmapu ; Elena Salgueiro, Présidente de ¿Dónde Están? Où sont-ils ? ; Yali Sequeira, Coordinateur du Collectif Guatemala ; Laura Arguelles, co-Présidente de l’Assemblée de Citoyens Argentins en France ; María Laura Stirnemann, Hijos-Paris ; Yaneth Ramos, Wiphala France ; Patricia Zúñiga, Présidente de l’Association des Ex-Prisonniers Politiques chiliens ; Camila López, Collectif Paris-Ayotzinapa ; Sergio Izaguirre, Président du Comité Solidarité Pérou ; Hector Zavala, Président du Collectif pour les Droits de l’Homme au Chili ; Wadad Halawani, Président du Comité des parents de personnes enlevées et disparues au Liban ; Marie-Ange Barbary, Directrice adjointe du Centre Syrien de Médias et de la Liberté d’Expression (SCM) ; Mohammad Kawthar, Président d’Al Ata’a for Human Rights Iraq ; Achilleas Demetriades, Truth Now Cyprus ; Destan Berisha, Président de Shpresimi Suhareka Organization of families of missing persons in Kosovo ; Yüksel Elmas, Coalition Mebya-Der des familles des disparu.e.s en Turquie ; Sehmus Isık, Association Anyakay-Der des victimes de disparitions forcées en Turquie ; Michel Morzière, Président d’honneur de l’Association Revivre Syrie ; Henri Pouillot, Sortir du colonialisme ; Jean-Paul Escoffier, Président l’Association Française d’Amitié et de Solidarité avec les Peuples d’ Afrique ; Cécile Coudriou, Présidente d’Amnesty International France ; Malik Salemkour, Président de la Ligue des droits de l’Homme ; Philippe Morié, Délégué général d’Agir ensemble pour les droits de l’Homme ; Philip Grant, Directeur exécutif de TRIAL International ; Mary Aileen D. Bacalso, Présidente de la Coalition Internationale Contre les Disparitions Forcées (ICAED) ; Bachir ben Barka, Président de l’Institut Mehdi Ben Barka – Mémoire vivante.

Cette tribune a été publiée sur Libération

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