Engagement, communautés et lutte contre le fracking à Puerto Wilches

Dans cet entretien réalisé le 20 juin 2022, Yuvelis Natalia Morales Blanco, défenseuse de l’environnement et des droits humains, revient sur son engagement contre le fracking à Puerto Wilches, en Colombie.

Cet article fait partie de la publication « Paroles de défenseuses de l’environnement au Brésil, en Indonésie et en Colombie. »

Une série d’articles, rédigée par des défenseuses des droits humains et de l’environnement, accueillies en France en 2022 dans le cadre de dispositifs temporaires de relocalisation pour les défenseuses des droits humains et de l’environnement en danger.

Publication par Agir ensemble pour les droits humains et la Plateforme Droits de l’Homme – PDH, à l’occasion d’un événement organisé par la Ville de Lyon et la Plateforme Droits de l’Homme, le 10 décembre 2022, journée internationale des droits humains.

Pouvez-vous nous dire en quoi consiste votre engagement ? 

Aguawil n’est pas né uniquement pour lutter contre le fracking (en français “fracturation hydraulique), nous rejetons la destruction des écosystèmes, la violence, la mort et les déplacements forcés afin de défendre les territoires. L’histoire de la formation du comité est très belle, nous sommes pour la plupart des étudiant.e.s, des travailleurs et travailleuses, des femmes, des jeunes ayant la volonté de prendre soin et de défendre notre territoire. Puerto Wilches est un endroit magique, merveilleux pour moi, il a des paysages indescriptibles. Nous sommes sur les rives du plus grand fleuve de Colombie, le Magdalena, nous avons un complexe de zones humides du Magdalena Medio, et une grande biodiversité de la faune et de la flore. Nous sommes un corridor pour les jaguars et dans nos eaux de la Ciénaga de Paredes se trouve le lamantin antillais, nous avons tout… et c’est précisément parce que nous avons tant de choses que nous sommes victimes d’un gouvernement qui cherche à tirer profit de nos ressources, à profiter des communautés les plus vulnérables. Depuis des années, je constate qu’il s’agit d’un cycle constant dans lequel l’avidité de quelques-uns nous condamne à beaucoup. Le fracking n’est qu’un de nos problèmes actuels, mais c’est aussi le problème qui a fait déborder tout le mécontentement, ce sont des années de perte, de larmes et de beaucoup de peur, des années à voir les victimes se re-victimiser, les mères pleurer leurs enfants, et les enfants pleurer leurs parents, c’est une longue période pendant laquelle la nature a enduré ; Mais il est clair pour moi qu’elle n’est pas infinie, que si nous continuons à tout lui prendre, un jour il n’y aura tout simplement plus rien, les rivières de Colombie se sont asséchées, il n’y a plus de poissons, la vie a été déplacée et nous sommes en train de mourir. Mes ami.e.s et moi avons créé Aguawil pour avoir la possibilité de choisir, de rêver, de vivre, de grandir et de nager sur notre territoire, d’avoir une terre à semer, de vivre savoureusement à côté du fleuve Magdalena. 

Nous sommes des jeunes et des enfants qui disent au monde qu’il suffit d’endommager notre présent et son avenir, on nous dit toujours que nous sommes l’avenir de la Colombie, mais ce n’est pas si vrai, car si nous ne prenons pas soin du présent, il n’y aura pas d’avenir pour nous ou pour vous. Mes ami.e.s et moi disons que le fracking a été la pire chose qui soit arrivée à Puerto Wilches, ils n’ont pas encore foré et ils ont déjà presque 35 mille habitants qui vendent plus cher leurs terres, se battent avec les autres, justifient et normalisent la violence, s’entretuent. Le temps est venu de laisser ce qui reste des fossiles dans le sol et de donner à la terre une chance de respirer, aux enfants une chance de grandir, à la vie une chance d’être libre et aux rivières une chance de continuer. Aguawil se bat pour la défense de la culture riveraine, de notre culture, celle que la fièvre du pétrole a maquillée et cachée pendant des années jusqu’à ce qu’elle soit presque éteinte. Aujourd’hui, nous sommes les enfants des Yariguies qu’ils n’ont pas pu tuer, nous sommes les descendant.e.s de guerriers parce que nos ancêtres défendaient et prenaient soin de la vie, nous sommes des gens prêts à rêver, prêts à interdire le fracking en Colombie.

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Une coalition contre le fracking n’est-elle possible qu’entre groupes de la société civile ?

Il est curieux de parler de l’État colombien comme d’un acteur qui s’y connaît en matière de droits humains. Le gouvernement colombien est un bon voisin et un gouvernant minable. La Colombie est le deuxième pays avec le plus de biodiversité dans le monde et le premier avec le plus grand nombre d’oiseaux, mais nous sommes aussi le pays avec le plus grand nombre d’assassinats de leaders et leadeuses sociaux au monde… Nous sommes une nation riche et heureuse qui pleure chaque nuit et se cache dans la peur. Les institutions en Colombie sont pour la plupart cooptées, leur autonomie est pour moi discutable. Dans notre cas, personne n’a agi, en partie parce que le fracking est une politique du gouvernement, en collaboration avec Ecopetrol, l’entreprise publique et Exxon Móvil, la multinationale connue pour provoquer des désastres environnementaux, et d’autre part, il y a l’autorité nationale des licenses environnementales. Cette dernière qui joue un rôle important, et qui est l’institution qui attribue des licenses et donne la permission d’exploitation, il s’avère qu’elle n’a pas pris une journée pour commencer à travailler sur le fracking. Ce dernier, qui joue un rôle important, est en quelques mots celui qui donne le permis d’exploitation, il s’avère que l’ANLA n’a pas hésité une seule seconde pour commencer le fracking, ignorant la communauté et organisant de manière très flagrante des réunions privées, donnant carte blanche au fracking… Cependant, j’espère que ces façons de faire changent. Nous, mouvements environnementaux, sociaux et de défense des droits humains, nous estimons que quiconque est prêt à se battre pour la dignité des territoires est le bienvenu, car au bout du compte, nous vivons tous sur la même planète.

À votre avis, quelle est l’alternative au fracking et à l’extractivisme ?

L’alternative au fracking, c’est nous. En plantant, en cultivant, c’est nous-mêmes quand nous réalisons à quel prix nous vivons confortablement, ou quel territoire et ses habitants ont été sacrifiés juste pour que nous ayons de l’eau chaude. Je pense que nous devons cesser d’avoir peur de la transition, et espérer qu’elle soit juste. Investir dans l’éducation, pour que les scientifiques cherchent une autre façon de progresser sans tuer. Nous parlons tous et toutes de changement, de transformations, nous devons transformer nos façons de connaître d’autres endroits, je pense que nous devons transformer nos façons de penser aux fossiles, penser par exemple, le fracking pour quoi ? à l’extraction pour qui ? à l’extraction, comment ? 

De l’eau ? pour tout le monde !

© Yuvelis Natalia Morales Blanco
© Yuvelis Natalia Morales Blanco
Que ressentez-vous et qu’est-ce qui vous maintient tous et toutes là, attaché.e.s à cet endroit (Puerto Wilches) ?

Je dis toujours qu’on ne défend pas ce qu’on ne connaît pas, j’ai eu la chance de naviguer sur le fleuve depuis mon enfance. Mon père m’a appris qu’il y avait une âme et un charme dans le Magdalena, que ce fleuve est comme une mère, prêt à prendre soin et à donner, et il faut prendre soin de sa mère. Mon père, que j’appelle un pêcheur de rêves, personne ne lui a appris à l’école le cycle de l’eau, ni la météo et il n’était ni biologiste ni hydrologue. Mais personne ne peut contester les capacités techniques qu’ont mon père et tous les pêcheurs artisanaux du Magdalena Medio, ils savent quand le fleuve monte, quels poissons font du bruit, et aussi quand il y a une marée noire. 

Personne, pas même moi, ne pourrait expliquer la relation que j’entretiens avec cet endroit où je veux retourner chaque jour. Personne ne nous oblige à mener cette lutte, mais nous savons qu’elle est importante car la lutte consiste à préserver et à prendre soin de la vie, parce que dans un équilibre universel de sagesse, il y a deux côtés : d’un côté l’eau et de l’autre le pétrole, l’or et le charbon. Nous ne nous réveillons pas en demandant de l’huile pour boire, nous ne faisons pas un rôti avec de l’or et nous ne mangeons pas de charbon et d’ail. Il y a toujours quelque chose qui nous montre d’où nous venons, je le ressens toujours dans mon cœur, c’est magique pour moi. Puerto Wilches et tous nos territoires ont une grande valeur, leur essence est nous-mêmes, nos coutumes et traditions, nos danses, nos voix. Nous chantons toujours à Puerto Wilches, notre voix est la tambora. Puerto Wilches est magique, et ses eaux ont une mémoire, et c’est cette mémoire qui me dit que nous devons nous battre et aimer ce territoire, parce que j’en fais partie et qu’il fera toujours partie de moi.

Imaginez que nous puissions tous voyager dans le futur et visiter Puerto Wilches dans 25 ans. Que pensez-vous que nous y trouverions ?

Dans 25 ans, je vois ma ville libre, libérée du fracking, de la violence, des meurtres, je nous vois, en tant que nouveaux citoyens et citoyennes conscient.e.s, vivant heureux et heureuses et ayant renforcé les mouvements sociaux et environnementaux. J’espère que les femmes se seront finalement libérées du machisme, luttant pour nos rêves, vivant sans peur et profitant de notre paradis. Je me battrai pour avoir le fleuve Magdalena sans contamination, nous trouverons bien plus de lamantins, plus de communautés en défense de leurs territoires, plus de rivières libres, plus de vies saines, plus de personnes prêtes à rêver et à agir. A Puerto Wilches, nous serons là, Aguawil, le comité qui a vaincu le fracking et a revendiqué la plus belle culture d’une région de contrastes, nous aurons un Magdalena en paix, et une vie heureuse.

Propos de Yuvelis Natalia Morales Blanco, recueillis le 20 juin 2022 par Tatiana Acevedo (Copernicus Institute of Sustainable Development)

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