Ma ville n’est pas en Ukraine, mais nous sommes aussi en guerre

Il n’y aura de paix à Brumadinho (MG) que lorsque la justice existera. Un article rédigé par Marina Paula Oliveira, militante environnementale et défenseuse des droits humains, à l’occasion de la journée internationale des droits humains.

Cet article fait partie de la publication « Paroles de défenseuses de l’environnement au Brésil, en Indonésie et en Colombie. »

Une série d’articles, rédigée par des défenseuses des droits humains et de l’environnement, accueillies en France en 2022 dans le cadre de dispositifs temporaires de relocalisation pour les défenseuses des droits humains et de l’environnement en danger.

Publication par Agir ensemble pour les droits humains et la Plateforme Droits de l’Homme – PDH, à l’occasion d’un événement organisé par la Ville de Lyon et la Plateforme Droits de l’Homme, le 10 décembre 2022, journée internationale des droits humains.

Lorsque nous pensons à la guerre, nous pensons immédiatement à l’Ukraine, à l’Irak, à l’Iran et à la Palestine. Nous considérons les guerres qui nous sont enseignées comme telles. Mais après tout, que faut-il pour être classé comme une guerre?

Dans ma ville, 272 personnes ont été enterrées par une vague de résidus de la compagnie minière Vale. Il n’y avait pas d’armée ennemie, pas de tentative d’invasion. L’ennemi, c’était Vale, qui depuis des décennies profite de notre territoire sans rien apporter en retour. L’armée, c’était des volontaires, des fermiers, des pompiers, qui, sans équipement adéquat, sont entrés dans la boue de résidus pour sauver ceux qui pouvaient l’être et récupérer les corps de ceux qui étaient déjà partis.

Il n’y a pas eu de tirs, de bombardements ou de mitrailleuses. Les détonations se produisent quotidiennement pendant le processus d’extraction minier, nous entendons le tonnerre. Il n’y a pas eu de sirène avertissant que le barrage allait céder, ni le jour où il a lâché. Après la brèche, la sirène a commencé à retentir de temps en temps, pour nous rappeler ceux qui auraient pu être sauvés si la sirène avait retenti.

©Florian Kopp/Adveniat
©Florian Kopp/Adveniat

Ce qu’il y a eu, ce sont des corps éparpillés un peu partout, mélangés aux récoltes des agriculteurs, dans des sacs noirs qui survolaient notre ville en hélicoptère, écrasés et dont nous recherchons inlassablement les morceaux jusqu’à ce jour. Il y a eu des familles avec des pelleteuses empruntées qui cherchaient le corps de leur proche dans la boue, qui entraient dans la forêt en criant le nom de leurs proches, sans aucun soutien de l’État. Dans les premiers jours de la tragédie, nous avons entendu le haut-parleur sonner 7 ou 9 fois par jour, annonçant la mort de ceux qui avaient été identifiés. Ce qu’il y a eu, ce sont des dizaines de familles qui ont dû fuir la boue et ont vu leurs maisons être détruites par l’avalanche de résidus miniers, sans rien pouvoir sauver. C’est comme ça aussi la guerre, non? On fuit, sans avoir le temps de sauver quoique ce soit. Ce qu’il y a eu, ce sont des milliers de travailleurs venus de tout le Brésil pour travailler aux travaux de réparation de la rupture du barrage, exploités par des entreprises sous-traitantes qui les paient peu et leur donnent à peine de quoi manger. Dans la guerre, c’est comme ça aussi. On ne peut pas exiger le droit du travail, le respect et la qualité de vie.

Ce qu’il y a c’est une liste de ceux qui n’ont pas été retrouvés, les disparus. C’est comme ça à la guerre, les gens ne meurent pas vraiment : ils disparaissent. Ce qu’il y a, c’est d’autres morts encore, victimes indirectes de la rupture du barrage. Décès d’un ouvrier qui travaillait sur les travaux de réparation. Décès par suicide, sans compter les nombreuses tentatives infructueuses. Ce qu’il y a, ce sont des enfants qui prennent des antidépresseurs. La psychologie explique : c’est le stress post-traumatique, comme celui des victimes de guerre.  Ce qu’il y a, c’est une étude menée par Fiocruz et l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) qui montre la contamination de la population de ma ville par les métaux lourds. Nous sommes contaminés goutte à goutte, par l’air, par l’eau et par le sol. Aucun organe n’a jamais présenté de plan d’action, pas même un traitement médical. Mais c’est la guerre, nous ne pouvons pas exiger grand-chose. Ce qu’il y a, c’est des problèmes d’approvisionnement en eau car une partie de notre eau a été contaminée par des métaux lourds et certaines communautés dépendent désormais des camions-citernes. En Europe, on craint une pénurie d’énergie, à cause de la guerre. Dans ma ville, c’est la pénurie d’eau, à cause d’un autre type de guerre. Ce qu’il y a c’est une augmentation de la violence sexuelle et sexiste. Cela me rappelle les soldats de guerre qui pénètrent en territoire ennemi et qui envahissent et violent les femmes innocentes. Ce qu’il y a c’est Vale, qui continue de faire des profits records : 121,2 milliards de R$ de bénéfices nets en 2022. L’entreprise commet le crime et continue à s’enrichir plus que jamais sur la souffrance des populations locales. Qui explique cela ? C’est comme ça, la guerre, il y a ceux qui meurent, ceux qui souffrent et ceux qui profitent et s’enrichissent encore plus.

©Florian Kopp/Adveniat
©Florian Kopp/Adveniat

Le gouverneur Romeu Zema, de l’État du Minas Gerais, a dépensé l’argent provenant du plus grand crime humanitaire de l’histoire du Brésil, et a fait de la propagande électorale dans toutes les municipalités de la région. Sous prétexte que « tout l’État était concerné », Zema a exclu les personnes concernées des tables de négociation de l’accord et a conçu un accord milliardaire qui a surtout favorisé les caisses publiques. En temps de guerre, c’est normal. Les organes et institutions de l’État, dont nous espérions qu’ils nous défendraient, finissent par abandonner la bataille et se vendre parce qu’ils sont impuissants devant l’empire de l’ennemi. Ils ont laissé leur peuple mourir. Ceux qui ont affronté et dénoncé Vale et les violations commises par l’État sur le territoire reçoivent des menaces, des attaques et des intimidations. Il y a des réfugiés politiques dispersés, des déplacés internes. Comme pendant la guerre.

Ça sent la guerre, ça ressemble à la guerre et ça a le goût de la guerre. Une autre forme de guerre, mais des souffrances malgré tout. Pour sortir de ce trou, nous avons besoin, au minimum, de justice. Justice pénale, les responsables doivent payer. Justice sociale, les personnes touchées doivent être pleinement indemnisées. Justice environnementale, l’environnement doit être réparé. Et la justice historique, le crime doit honnêtement être raconté.

Il n’y aura la paix que lorsqu’il y aura la justice.

Marina Paula Oliveira est touchée par la rupture du barrage de Vale à Brumadinho, elle est titulaire d’une maîtrise en relations internationales de PUC-Minas, elle participe à des mouvements populaires, elle fait partie de l’Articulation brésilienne pour l’économie de Francis et Clare (ABEFC) et du groupe de réflexion et de travail de PUC-Minas pour l’économie de Francis et Clare.

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